Grace Ndiritu propose d’inviter deux groupes de personnes à participer à une oeuvre vivante, politique et ayant un impact social. Son projet intitulé A Meal of My Ancestors: Healing the museum sera un moment de partage qui prendra la forme d’un dîner vécu comme une performance artistique.
La pratique artistique de Grace Ndiritu s’inscrit dans une approche de l’art vivant et performatif, inspirée par la vie en communauté, mode de vie alternatif des années 60 et 70, le chamanisme et la pleine conscience. Pour sa résidence à la Fondation Thalie, elle souhaite inviter des représentants de l’ONU, de l’OTAN et des institutions de l’Union européenne, impliqués dans le sort des réfugiés ; ainsi que les réfugiés eux-mêmes qui ont connu des traumatismes dans leur pays d’origine et qui vivent à Bruxelles. En utilisant la pratique chamanique, une des formes les plus anciennes de spiritualité de l’humanité et des techniques de méditation, l’artiste les conduira dans un voyage initiatique. Elle organisera plusieurs ateliers de méditation avec les réfugiés avant le cours de cuisine collectif en vue de la préparation du repas final. Une table ronde publique sera également organisée invitant médecins, universitaires et chamanes à discuter de la notion de commensalité et des états modifiés de conscience. Un film et une publication documenteront le projet.
Grace Ndiritu a étudié l’art du textile à la Winchester School of Art, au Royaume-Uni, et à De Ateliers, à Amsterdam entre 1998 et 2000. Certaines de ses oeuvres figurent aujourd’hui dans des collections muséales comme le Metropolitan Museum of Art à New-York et le Musée d’Art Moderne à Varsovie. Ressuscitant l’esprit des séances surréalistes des années 30 et des groupes de prise de conscience des années 70, Grace Ndiritu invite le public à prendre part à des séances de méditation et des performances collectives dans le cadre de son projet Healing the Museum. Socialement engagée, l’artiste utilise différents modes d’expression ésotérique (cultures électroniques, chamanisme, rituels amérindiens…) pour développer des outils critiques et introspectifs de la société afin d’améliorer le vivre ensemble.
www.gracendiritu.com / www.thearkcenterexperiment.com
INTERVIEW
Votre travail consiste à toucher notre spiritualité individuelle, dans quel sens cette pratique spécifique est-elle liée à l’art ?
En 2012, j’ai commencé à travailler sur une nouvelle série de performances, intitulée Healing The Museum. Cette envie est née d’un besoin de réintroduire des méthodologies non rationnelles telles que le chamanisme pour réactiver la «sacralité» des espaces d’art. Je crois que la plupart des institutions artistiques modernes ne sont pas en phase avec les expériences quotidiennes de leurs publics. Les musées sont en train de mourir. Je vois le chamanisme comme un moyen de réactiver l’espace artistique moribond, comme espace de partage. De la préhistoire à l’époque moderne, le chaman était non seulement le guérisseur et le facilitateur de paix, mais aussi le créateur, l’artiste. Mes performances récentes sont dans la continuité de cette idée. L’objectif de Healing the Museum étant de redonner vie au Musée pour que le Musée puisse reprendre sa place, comme un espace culturel dans lequel l’art pourrait progresser, car ma conviction est que la participation du public et l’éducation artistique peuvent affecter la vie et la société au sens large pour le bien de tous les êtres.
Pourquoi mener ce projet au sein de Fondation Thalie?
Je cherchais une institution qui m’aiderait à produire ce projet ambitieux. Ma démarche est d’utiliser la performance artistique comme outil de construction de paix et de travail potentiel avec des réfugiés, en collaboration avec des membres du personnel de l’OTAN et des institutions européennes, basées à Bruxelles. Il est primordial que les décideurs et les personnes qui sont affectées directement par ces décisions se rencontrent et soient représentées équitablement dans le projet. Mais au lieu d’être dans le jugement ou de condamner les actions prises par les uns ou par les autres, je travaillerai dans l’idée de la Vérité et de la Réconciliation, je me concentre sur des sujets que les participants ont en commun : leur humanité. C’est plus que nécessaire dans la crise actuelle que nous vivons. Par ailleurs, en préparation de la performance que nous ferons ensemble les 20 et 21 janvier 2018, je donne gratuitement des cours de méditation de pleine conscience aux réfugiés et des ateliers de formation sur l’esprit intitulé Feeding Your Demons aux membres du personnel des Nations Unies et de l’OTAN. Pour éliminer l’idée d’une dynamique de pouvoir descendante, je nivellerai encore plus le terrain de jeu entre les participants en les menant tous ensemble à travers un voyage chamanique collectif qui leur permettra de rencontrer leurs ancêtres. Un atelier de cuisine sera proposé pour les participants. Le public sera invité s’il le souhaite à apporter un plat de sa culture, point de départ pour raconter une histoire liée à ses ancêtres. L’idée étant de créer une image holistique de toutes ces expériences collectives.
Quel est votre parcours en tant d’artiste ?
J’ai étudié l’art textile à la Winchester School of Art, au Royaume-Uni, puis j’ai suivi les cours de 1998 à 2000 du prestigieux institut De Ateliers à Amsterdam. Ce fut une période très enrichissante, en raison de l’excellence du niveau des tuteurs invités. Je pense notamment à des artistes comme Marlène Dumas, le réalisateur Steve McQueen ou encore Tacita Dean ou Stan Douglas. En 2012, j’ai pris la décision radicale de passer uniquement du temps en ville quand c’était nécessaire et de vivre dans des communautés rurales, alternatives et spirituelles, tout en développant mes recherches sur les styles de vie nomades et en me formant aux études ésotériques comme le chamanisme, que je pratique depuis 16 ans. Mes recherches m’ont amenée à vivre dans des monastères bouddhistes, dans des communautés de permaculture en Nouvelle-Zélande jusqu’aux festivals néo-tribaux tels que Burning Man au Nevada, l’ashram Hare Krishna et la communauté « Findhorn » en Écosse. Plus récemment, mes recherches sur la vie en communauté m’ont amené en 2017 à créer the Ark aux Laboratoires d’Aubervilliers : Centre d’expérimentation interdisciplinaire.
Comment la transe chamanique se déploie t-elle dans votre pratique artistique ?
Cela a commencé avec ma performance filmée Desert Storm (2004) et The Nightingale (2003), films qui font partis de la collection du MET à New York. Au fil des années, mon travail a évolué pour inclure des performances chamaniques, de la photographie, peinture ou textile. Mon intérêt pour le chamanisme, les processus méditatifs orientaux, l’écologie, les spécificités culturelles ou les injustices historiques imprègnent visuellement et énergiquement ma pratique. Mes voyages sont immobiles et physiques. Mon travail met en lumière de manière critique différents systèmes économiques ou des problématiques écologiques, politiques, environnementales, d’égalités hommes-femmes, à l’écriture historiographique, à l’histoire de l’Afrique et questionne à différents niveaux de réalité. Je cherche activement à rendre le pouvoir à ceux qui en sont dépossédés. Simple, intemporel, performatif et poétique, mon travail fusionne, contraste et transcende les questions socio-politiques. Les intérêts de la performance, du nomadisme, du chamanisme, des diverses pratiques méditatives, des chants orientaux, de la musique, de l’histoire des civilisations et du tourisme extrême, trouvent tous des manifestations dans ma pratique.
Qu’attendez-vous de la performance finale ?
Mon souhait est de créer un espace de partage permettant le développement de nouvelles façons de penser avec deux groupes de personnes qui ne se rencontrent jamais physiquement mais seulement en temps de crise. Le répit performatif qu’autorise A Meal For Ancestors pourrait nous donner l’espace mental pour identifier des solutions aux difficultés auxquelles nous sommes confrontés, comme la migration massive de la population humaine due à la guerre, au changement climatique et à la pauvreté. Grâce à des méthodologies non rationnelles telles que le chamanisme et à la méditation, nous pouvons accéder à l’hémisphère droit du cerveau, zone rassemblant les pensées non-rationnelles. Un panel de discussion aura lieu durant le week-end de la performance, au cours duquel je questionnerai médecins et universitaires invités, sur la notion de Commensalité – comment partager un repas et accéder à la transe chamanique peut être bénéfique sur la neurobiologie du corps humain. Espérons que toutes les parties impliquées dans ce projet puissent être plus productifs en société et plus apaisés après cette expérience.
https://www.academia.edu/28902551/HEALING_THE_MUSEUM_2016_
https://www.academia.edu/32657150/WAYS_OF_SEEING_A_NEW_MUSEUM_STORY_FOR_PLANET_EARTH_2017_
https://www.facebook.com/healingthemuseumgracendiritu/
http://dissentwithoutmodification.com/
http://thearkcenterexperiment.com
Restitution du projet de Grace Ndiritu, « Healing the Museum »
Par Pauline Vidal, Janvier 2018
Et de deux ! Avec la restitution de la résidence de Grace Ndiritu, le week-end du 20 et 21 janvier fut le deuxième temps fort de la Fondation Thalie depuis son ouverture. Ces deux journées, denses et intenses, se sont déroulées sous le signe du chamanisme et d’un état de conscience modifié. Au cours des quatre mois de résidence, Grace Ndiritu a organisé des ateliers de méditation avec des réfugiés vivant à Bruxelles ainsi que des séances Feeding your demons avec des fonctionnaires des institutions européennes et associations venant en aide aux réfugiés. Ces séances se sont conclues par un rituel chamanique le 21 janvier dans les espaces de Fondation Thalie, où réfugiés et membres des institutions (une trentaine de personnes) furent conviés à faire ensemble un voyage à la recherche de leurs ancêtres et d’une conscience élargie. Le lendemain vint le temps du partage avec les artistes, les institutions culturelles et la société civile. Autour d’un déjeuner aux allures de performance artistique qui conviait chaque participant à apporter un plat de son pays, les conversations se nouèrent autour de questions liées au passé de chacun, aux ancêtres, aux rêves qui les habitent… Les souvenirs de l’expérience menée la veille dans le cadre du voyage chamanique ont pu ainsi ressurgir. Une fonctionnaire au Parlement Européen se questionnait sur son black out lors de la séance, tandis que certains racontaient avoir trouvé leur guide spirituel.
En outre, un panel de discussion qui fit salle comble, rythma cette journée. Durant la matinée, une conférence fut donnée par la chamane, également auteur et ethno-musicienne, Corine Sombrun, qui fit le récit passionnant de la découverte de ses pouvoirs lors d’un reportage pour la BBC, aux confins de la Mongolie, en 2001. Après 8 ans de formation auprès d’une chamane mongole, devenue chamane elle-même, elle a entrepris une collaboration avec des scientifiques afin d’analyser les conséquences de la transe sur le cerveau. Un état de conscience modifié assez proche de celui auquel parvient les artistes dans leur processus de création… Elle mena ainsi de nombreuses expériences avec des neuropsychiatres dont les résultats pourraient faire progresser l’approche de certaines pathologies psychiatriques telle que la schizophrénie, par la pratique de la transe. Un premier article qui ouvre des perspectives tout à fait nouvelles, sortira prochainement sur ce sujet. En deuxième partie de matinée, ce fut au tour de l’universitaire et bouddhiste américain, Kenneth D. Smith, d’aborder la question de la commensalité. Ayant mené des recherches aux Etats-Unis, ce dernier démontra l’importance physiologique et psychologique de la prise de repas en commun pour les enfants, les personnes âgées, les réfugiés… nous invitant pour terminer à apprécier chaque aliment en pleine conscience.
L’après-midi donna lieu à une table ronde animée par Grace Ndiritu en présence des deux conférenciers rejoints par des acteurs du secteur associatif, Alicia Arbid, très active dans différents réseaux féministes et Jens Müller, président d’un ASBL belge « Refugees Are not Alone ». Ce moment fut l’occasion d’approfondir les questions évoquées durant la matinée, d’aborder de nombreuses problématiques liées au vivre ensemble, aux migrants, au statut des femmes, à la régulation des crises par des méthodes parallèles comme la transe, et de s’interroger sur la dimension proprement artistique du projet de Grace Ndiritu. Caisse de résonnance des grandes questions qui traversent notre société, Fondation Thalie ouvre en soutenant ce projet des voies de traverse qui pourraient bien nous conduire vers un monde plus conscient et plus respectueux de soi et des autres.